On se parle plus

on discute plus

 

tout fâche

tout lasse

 

on est à fleur de peau

moi je suis à fleur de moi-même

 

on est muselé

avec un truc devant là 

on vit entre soi-même

 

ce n'est pas que l'air du temps

j'ai encore morflé depuis plus d'un an

 

il me restait la marche et la nature

la marche comme une revanche sur le passé

comme un pass' vers les sommets, les moutons, les pottoks,  les vautours, les grues

 

Et puis l'incendie, partout les flammes

les animaux encore chauds sous nos pellicules numériques

le son de leurs cloches, leur pelage roux et beige,

leur déambulation tranquille en petites familles

et puis le craquement des bois

le ciel du matin rougeoyant comme à l'aube

l'embrasement

l'envahissement des fumées asphyxiantes

nos pas précipités

les hélico 

les camions pompe

les barrages de gendarmerie

et ces corps gris cendrés couchés comme les habitants de Pompéi

pétrifiés comme les chevaux des fontaines de bronze bordelaises, effrayants

les corps morts des animaux si vivants quelques minutes auparavant

et notre fuite en avant

et ma cheville droite qui me lâche alors que je ne lâche pas la fuite

Et puis la lutte des pompiers contre le feu

la lutte de la montagne contre la mort et la cendre

La lutte de mes jambes contre l'immobilité

Et puis la lente émergence d'une fatalité

Les chevilles, les genoux, ah pas les hanches tout de même, non pas ça!

 

Et puis difficile de continuer à marcher

plus possible de danser

un équilibre de plus en plus précaire

des muscles qui fondent

des tendons qui se raidissent

 

Non, j'aime la vie, j'aime marcher dans la montagne

 

la montagne? Elle se remet doucement, elle reverdit,  elle refleurit

 

les animaux, ils reviennent

 

les grues n'ont plus leur beaux cris pour moi

c'est l'angoisse que je ressens lorsque je les entends passer

les buses s'en prennent aux tout petits poussins 

 

Et je ne peux plus marcher

tout comme je suis entravée de respirer

 

je ne sais plus sauter ni danser

chaque mouvement m'arrache un cri muet

couvert par un sourire que personne ne voit sous mon masque 

je ne sors plus

 

on me dit que ce sont des suites normales de maladie

on ne sait pas quand je pourrai aller mieux

j'essaye de garder le contact avec mes petits-enfants qui ne cessent de grandir et dont langage m'est de moins en moins familier

 

parfois je vais à la piscine avec eux, c'est bon pour ma réeducation

parfois on se fait un cinéma depuis que ces lieux ont rouvert

et aussi un petit restau en terrasse

 

et puis un discours qui coupe tout herbe sous nos pieds

 

et puis je suis trop gauche et souffrante malgré la rééducation

et puis c'est la poussée d'arthrose 

je renonce à recevoir, c'est trop dur, je suis trop lente et maladroite

encore jeune et déjà si âgée!

 

et je reste seule

face à la montagne

 

je n'ai plus besoin de barrières 

de qui ai-je à me protéger?

Qui pourrais-je contaminer?

je suis mes traitements à la maison

le kiné est parti en vacances

 

avec les miens peu d'échanges

chacun retient son souffle 

pas de bon ton de donner sa libre opinion

 

tout lasse

tout fâche

 

on ne se parle plus

on ne discute plus

 

on vit muselé

entre soi-même

à fleur de peau

avec un truc là devant soi...

 

 

Tag 

au taquet